Une pensée maintenant pour le travailleur au matricule 108953. J’ai choisi Wang Chi Kui parce que décédé le 13 février 1920, soit cent ans jour pour jour au moment où je tape ces lignes. Je ne sais vraiment rien de lui : quand était-il arrivé, à quelles tâches rudes et ingrates fut-il affecté ? Mais d’abord, et avant tout, d’où venait-il ? Quel était son âge ? Son histoire ? Par les annales militaires, j’apprends que seulement cinq autres de ses compagnons d’infortune lui survécurent, mais de cinq petites semaines seulement ; pour moi il reste le « dernier Wang de Nolette ». EndFragment
À Nolette, l’alignement des stèles est d’une précision millimétrique, la pelouse impeccablement tondue, comme celle d’un gazon d’outre-Manche. Deux cèdres trônent là, majestueux. Le vent y est doux. Le flâneur rare. Nous serions bien en train de marcher dans un cimetière militaire, le long des plages du débarquement, si ce n’étaient ces deux lions de pierre postés devant un large porche gravé sur ces deux colonnes d’une série d’idéogrammes. Ce site porte en lui la solennité de son administrateur britannique : le « Commonwealth War Graves Commission ». EndFragment
À dix mille lieux de la mémoire
Si je feignais d’ignorer que j’étais en train de lire un registre de décès, la transcription Wade-Giles me ferait peut-être croire à une liste de conscrits d’un régiment du Taïwan de 2020. Je pourrais imaginer le quotidien d’un même Wang Chi Kui accomplissant son service militaire dans une caserne de l’île.
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Le cimetière chinois de Nolette
Il symbolise aussi l’incongruité d’une guerre, qui tout aussi mondiale qu’elle ait été, n’impliqua pourtant que très peu la Patrie des hommes qui reposent dans ce lieu. De cette Grande Guerre nous héritons du plus important cimetière chinois d’Europe, qui nous rappelle également à la mémoire cette première grande vague d’immigration chinoise dans notre pays. Abbeville, Daours, Gézaincourt, Tincourt-Boucly, ce sont les noms de ces villages du littoral de la Somme qui, chacun dans son cimetière, accueille le repos d’un coolie, à jamais oublié et solitaire. EndFragment
S
ur le territoire français, je ne connais que deux lieux où entrevoir le drapeau de la République de Chine. Il flotte fièrement sur la façade du Bureau de Représentation de Taïpei en France, si proche de ce Quai d’Orsay qui lui reste pourtant inaccessible. Il est aussi gravé dans chacune des colonnes du porche du cimetière chinois de Nolette. Là-bas, dans la campagne picarde à quelques encablures de la Manche, les 830 habitants du hameau tranquille de Noyelles-sur-Mer semblent en bien petit nombre face aux 842 stèles de marbre blanc qui marquent la présence des ouvriers chinois jadis ensevelis à leurs pieds.
Mais du dernier Wang de Nolette, je ne peux malheureusement rien dire. Rien dans mon vécu personnel ni dans la mémoire collective ne me permet de retracer son parcours. La réalité de son existence m’est aussi difficile à concevoir qu’un régiment de poilus enterrés dans le Gansu, ou dans l’arrière-pays de Taïtung. Par le drapeau gravé sur le porche à l’entrée du cimetière et l’enregistrement en Wade-Giles de son nom sur les registres de décès, il devient pour moi mémoire de la République de Chine. Il en est à la fois l’ambassadeur et l’anachronisme. EndFragment
C’est un sort bien tragique que d’être contraint à l’exil, dans une contrée lointaine et étrangère, pour soutenir une guerre qui n’est pas la sienne ; de ne rester dans les mémoires que comme un numéro aisément digitalisé, mais jamais incarné, et d’avoir mené aux yeux des autres une vie dénuée d’histoire. Ou plutôt, l’histoire de sa vie c’est sa mort : chinois, dans un cimetière de sa Gracieuse Majesté sur le territoire de la République française, sixième stèle de la rangée B du quatrième plot, au plus près de l’entrée, privilège infime accordé aux derniers arrivés.EndFragmentEndFragment
Vers la fin de la Première Guerre mondiale, l’armée britannique recruta jusqu’à 140.000 travailleurs chinois en soutien de son effort de guerre. Rassemblés au sein du « Chinese Labour Corps », venus le plus souvent du nord de la Chine, ils accomplirent les tâches les plus pénibles de manutention et de support logistique. Ils creusaient les tranchées, déminaient les terres reconquises, ramassaient les cadavres ; à la faveur d’une « promotion », une minorité pouvait aussi quitter la cruauté des bases arrières pour se retrouver directement confrontée à la réalité du front.
Ils vécurent alors les balles, les mines, les obus, le gaz moutarde, quand ceux restés dans les camps à l’arrière firent face au choléra à la grippe espagnole ou à la tuberculose. S’ils survécurent à la guerre, ils allaient, néanmoins, dans les mois qui suivirent l’armistice mourir de ces maladies sur le sol français, pays dans lequel ils avaient décidé de s’établir.
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Une pensée maintenant pour le travailleur au matricule 108953. J’ai choisi Wang Chi Kui parce que décédé le 13 février 1920, soit cent ans jour pour jour au moment où je tape ces lignes. Je ne sais vraiment rien de lui : quand était-il arrivé, à quelles tâches rudes et ingrates fut-il affecté ? Mais d’abord, et avant tout, d’où venait-il ? Quel était son âge ? Son histoire ? Par les annales militaires, j’apprends que seulement cinq autres de ses compagnons d’infortune lui survécurent, mais de cinq petites semaines seulement ; pour moi il reste le « dernier Wang de Nolette ».Si je feignais d’ignorer que j’étais en train de lire un registre de décès, la transcription Wade-Giles me ferait peut-être croire à une liste de conscrits d’un régiment du Taïwan de 2020. Je pourrais imaginer le quotidien d’un même Wang Chi Kui accomplissant son service militaire dans une caserne de l’île.
Mais du dernier Wang de Nolette, je ne peux malheureusement rien dire. Rien dans mon vécu personnel ni dans la mémoire collective ne me permet de retracer son parcours. La réalité de son existence m’est aussi difficile à concevoir qu’un régiment de poilus enterrés dans le Gansu, ou dans l’arrière-pays de Taïtung. Par le drapeau gravé sur le porche à l’entrée du cimetière et l’enregistrement en Wade-Giles de son nom sur les registres de décès, il devient pour moi mémoire de la République de Chine. Il en est à la fois l’ambassadeur et l’anachronisme.
Le cimetière chinois
de Nolette
C’est un sort bien tragique que d’être contraint à l’exil, dans une contrée lointaine et étrangère, pour soutenir une guerre qui n’est pas la sienne ; de ne rester dans les mémoires que comme un numéro aisément digitalisé, mais jamais incarné, et d’avoir mené aux yeux des autres une vie dénuée d’histoire. Ou plutôt, l’histoire de sa vie c’est sa mort : chinois, dans un cimetière de sa Gracieuse Majesté sur le territoire de la République française, sixième stèle de la rangée B du quatrième plot, au plus près de l’entrée, privilège infime accordé aux derniers arrivés. Mais derrière le matricule 108953 se cachent un vécu personnel, une histoire individuelle et collective, une mémoire à explorer pour toutes les générations de Chinois arrivés après Wang Chi Kui et de ses 841 condisciples. Aussi difficile que puisse être le déracinement, cette mémoire nous inscrit dans la continuité de ces aînés, donnant ainsi davantage de sens à notre propre expérience. Il y a des enseignements à retirer du tragique de ces vies. C’est à nous de les trouver.
Crédits photo : Olivier Janin - Mise en page : Sica Acapo Tous droits réservés : French Taiwan Studies - 2020
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À Nolette, l’alignement des stèles est d’une précision millimétrique, la pelouse impeccablement tondue, comme celle d’un gazon d’outre-Manche. Deux cèdres trônent là, majestueux. Le vent y est doux. Le flâneur rare. Nous serions bien en train de marcher dans un cimetière militaire, le long des plages du débarquement, si ce n’étaient ces deux lions de pierre postés devant un large porche gravé sur ces deux colonnes d’une série d’idéogrammes. Ce site porte en lui la solennité de son administrateur britannique : le « Commonwealth War Graves Commission ». EndFragment
S
ur le territoire français, je ne connais que deux lieux où entrevoir le drapeau de la République de Chine. Il flotte fièrement sur la façade du Bureau de Représentation de Taïpei en France, si proche de ce Quai d’Orsay qui lui reste pourtant inaccessible. Il est aussi gravé dans chacune des colonnes du porche du cimetière chinois de Nolette. Là-bas, dans la campagne picarde à quelques encablures de la Manche, les 830 habitants du hameau tranquille de Noyelles-sur-Mer semblent en bien petit nombre face aux 842 stèles de marbre blanc qui marquent la présence des ouvriers chinois jadis ensevelis à leurs pieds.
À dix mille lieux de la mémoire
Une pensée maintenant pour le travailleur au matricule 108953. J’ai choisi Wang Chi Kui parce que décédé le 13 février 1920, soit cent ans jour pour jour au moment où je tape ces lignes. Je ne sais vraiment rien de lui : quand était-il arrivé, à quelles tâches rudes et ingrates fut-il affecté ? Mais d’abord, et avant tout, d’où venait-il ? Quel était son âge ? Son histoire ? Par les annales militaires, j’apprends que seulement cinq autres de ses compagnons d’infortune lui survécurent, mais de cinq petites semaines seulement ; pour moi il reste le « dernier Wang de Nolette ».
Si je feignais d’ignorer que j’étais en train de lire un registre de décès, la transcription Wade-Giles me ferait peut-être croire à une liste de conscrits d’un régiment du Taïwan de 2020. Je pourrais imaginer le quotidien d’un même Wang Chi Kui accomplissant son service militaire dans une caserne de l’île.
C’est un sort bien tragique que d’être contraint à l’exil, dans une contrée lointaine et étrangère, pour soutenir une guerre qui n’est pas la sienne ; de ne rester dans les mémoires que comme un numéro aisément digitalisé, mais jamais incarné, et d’avoir mené aux yeux des autres une vie dénuée d’histoire. Ou plutôt, l’histoire de sa vie c’est sa mort : chinois, dans un cimetière de sa Gracieuse Majesté sur le territoire de la République française, sixième stèle de la rangée B du quatrième plot, au plus près de l’entrée, privilège infime accordé aux derniers arrivés.EndFragment
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Mais derrière le matricule 108953 se cachent un vécu personnel, une histoire individuelle et collective, une mémoire à explorer pour toutes les générations de Chinois arrivés après Wang Chi Kui et de ses 841 condisciples. Aussi difficile que puisse être le déracinement, cette mémoire nous inscrit dans la continuité de ces aînés, donnant ainsi davantage de sens à notre propre expérience. Il y a des enseignements à retirer du tragique de ces vies. C’est à nous de les trouver.
Texte et photos : Olivier Janin / Mise en page : Sica Acapo / Tous droits réservés : French Taiwan Studies - 2020
Mais du dernier Wang de Nolette, je ne peux malheureusement rien dire. Rien dans mon vécu personnel ni dans la mémoire collective ne me permet de retracer son parcours. La réalité de son existence m’est aussi difficile à concevoir qu’un régiment de poilus enterrés dans le Gansu, ou dans l’arrière-pays de Taïtung. Par le drapeau gravé sur le porche à l’entrée du cimetière et l’enregistrement en Wade-Giles de son nom sur les registres de décès, il devient pour moi mémoire de la République de Chine. Il en est à la fois l’ambassadeur et l’anachronisme.
Le cimetière chinois de Nolette
S
ur le territoire français, je ne connais que deux lieux où entrevoir le drapeau de la République de Chine. Il flotte fièrement sur la façade du Bureau de Représentation de Taïpei en France, si proche de ce Quai d’Orsay qui lui reste pourtant inaccessible. Il est aussi gravé dans chacune des colonnes du porche du cimetière chinois de Nolette. Là-bas, dans la campagne picarde à quelques encablures de la Manche, les 830 habitants du hameau tranquille de Noyelles-sur-Mer semblent en bien petit nombre face aux 842 stèles de marbre blanc qui marquent la présence des ouvriers chinois jadis ensevelis à leurs pieds.Vers la fin de la Première Guerre mondiale, l’armée britannique recruta jusqu’à 140.000 travailleurs chinois en soutien de son effort de guerre. Rassemblés au sein du « Chinese Labour Corps », venus le plus souvent du nord de la Chine, ils accomplirent les tâches les plus pénibles de manutention et de support logistique. Ils creusaient les tranchées, déminaient les terres reconquises, ramassaient les cadavres ; à la faveur d’une « promotion », une minorité pouvait aussi quitter la cruauté des bases arrières pour se retrouver directement confrontée à la réalité du front. Ils vécurent alors les balles, les mines, les obus, le gaz moutarde, quand ceux restés dans les camps à l’arrière firent face au choléra à la grippe espagnole ou à la tuberculose. S’ils survécurent à la guerre, ils allaient, néanmoins, dans les mois qui suivirent l’armistice mourir de ces maladies sur le sol français, pays dans lequel ils avaient décidé de s’établir. EndFragment
Une pensée maintenant pour le travailleur au matricule 108953. J’ai choisi Wang Chi Kui parce que décédé le 13 février 1920, soit cent ans jour pour jour au moment où je tape ces lignes. Je ne sais vraiment rien de lui : quand était-il arrivé, à quelles tâches rudes et ingrates fut-il affecté ? Mais d’abord, et avant tout, d’où venait-il ? Quel était son âge ? Son histoire ? Par les annales militaires, j’apprends que seulement cinq autres de ses compagnons d’infortune lui survécurent, mais de cinq petites semaines seulement ; pour moi il reste le « dernier Wang de Nolette ».
Si je feignais d’ignorer que j’étais en train de lire un registre de décès, la transcription Wade-Giles me ferait peut-être croire à une liste de conscrits d’un régiment du Taïwan de 2020. Je pourrais imaginer le quotidien d’un même Wang Chi Kui accomplissant son service militaire dans une caserne de l’île.
Mais du dernier Wang de Nolette, je ne peux malheureusement rien dire. Rien dans mon vécu personnel ni dans la mémoire collective ne me permet de retracer son parcours. La réalité de son existence m’est aussi difficile à concevoir qu’un régiment de poilus enterrés dans le Gansu, ou dans l’arrière-pays de Taïtung. Par le drapeau gravé sur le porche à l’entrée du cimetière et l’enregistrement en Wade-Giles de son nom sur les registres de décès, il devient pour moi mémoire de la République de Chine. Il en est à la fois l’ambassadeur et l’anachronisme.
C’est un sort bien tragique que d’être contraint à l’exil, dans une contrée lointaine et étrangère, pour soutenir une guerre qui n’est pas la sienne ; de ne rester dans les mémoires que comme un numéro aisément digitalisé, mais jamais incarné, et d’avoir mené aux yeux des autres une vie dénuée d’histoire. Ou plutôt, l’histoire de sa vie c’est sa mort : chinois, dans un cimetière de sa Gracieuse Majesté sur le territoire de la République française, sixième stèle de la rangée B du quatrième plot, au plus près de l’entrée, privilège infime accordé aux derniers arrivés. Mais derrière le matricule 108953 se cachent un vécu personnel, une histoire individuelle et collective, une mémoire à explorer pour toutes les générations de Chinois arrivés après Wang Chi Kui et de ses 841 condisciples. Aussi difficile que puisse être le déracinement, cette mémoire nous inscrit dans la continuité de ces aînés, donnant ainsi davantage de sens à notre propre expérience. Il y a des enseignements à retirer du tragique de ces vies. C’est à nous de les trouver.
À dix mille lieux de la mémoire :
À Nolette, l’alignement des stèles est d’une précision millimétrique, la pelouse impeccablement tondue, comme celle d’un gazon d’outre-Manche. Deux cèdres trônent là, majestueux. Le vent y est doux. Le flâneur rare. Nous serions bien en train de marcher dans un cimetière militaire, le long des plages du débarquement, si ce n’étaient ces deux lions de pierre postés devant un large porche gravé sur ces deux colonnes d’une série d’idéogrammes. Ce site porte en lui la solennité de son administrateur britannique : le « Commonwealth War Graves Commission ». Il symbolise aussi l’incongruité d’une guerre, qui tout aussi mondiale qu’elle ait été, n’impliqua pourtant que très peu la Patrie des hommes qui reposent dans ce lieu. De cette Grande Guerre nous héritons du plus important cimetière chinois d’Europe, qui nous rappelle également à la mémoire cette première grande vague d’immigration chinoise dans notre pays. Abbeville, Daours, Gézaincourt, Tincourt-Boucly, ce sont les noms de ces villages du littoral de la Somme qui, chacun dans son cimetière, accueille le repos d’un coolie, à jamais oublié et solitaire. EndFragment
Texte et photos : Olivier Janin - Mise en page : Sica Acapo - Tous droits réservés : French Taiwan Studies - 2020